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Haïti : Quand le secteur privé prend le pouvoir, à quel prix ?

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Ce 7 août 2025 marque un tournant inattendu, mais peut-être inévitable dans l’histoire récente d’Haïti. Deux figures du secteur privé, Laurent Saint-Cyr et Alix Didier Fils-Aimé, endossent désormais les habits d’exécutifs à la tête d’un État éreinté, fracturé, et en quête de gouvernabilité. Une première dans l’histoire moderne du pays. Mais aussi, un choix qui soulève autant d’espoir que d’appréhension.


Depuis l’arrivée du Conseil présidentiel de transition (CPT), la promesse d’un nouveau départ pour Haïti semblait à portée de main. Pourtant, les faits ont été plus têtus que les discours. L’institution a peiné à imposer un rythme politique cohérent, engluée dans des jeux de pouvoir, des rivalités de clans, et une paralysie institutionnelle presque totale qui ont mis à mal l’Etat en laissant les gangs armés occuper de plus en plus de territoires. Dans ce vide, certaines puissances économiques ont vu une opportunité : celle de prendre le contrôle non plus en coulisse, mais en pleine lumière.


Il faut dire que ni Laurent Saint-Cyr, ancien président de la Chambre de commerce, ni Alix Didier Fils-Aimé, dirigeant aguerri, ne sont des inconnus. Leurs noms résonnent dans les cercles économiques depuis longtemps. Leur ascension au sommet de l’État officialise une réalité que beaucoup dénonçaient depuis des années : en Haïti, le secteur privé n’est plus un acteur de l’économie seulement, il devient un acteur politique à part entière.


Mais est-ce une bonne nouvelle pour la démocratie ? Pour les plus optimistes, cette transition pourrait enfin apporter rigueur, efficacité et une vision pragmatique de la gestion de l’État. Pour les sceptiques, qui sont d’ailleurs très nombreux, c’est un signal d’alarme : le pouvoir économique capte désormais le pouvoir politique, dans un pays où les inégalités sont abyssales, où la méfiance vis-à-vis des élites économiques reste vivace, et où le spectre du « gouvernement des mulâtres » réveille des blessures historiques jamais refermées.


Car il faut en parler : la question raciale, en Haïti, est un volcan en sommeil. L’accession de deux hommes perçus comme appartenant à la minorité mulâtre dominante dans un contexte de grande frustration populaire pourrait accentuer les clivages. Elle renforce l’image d’un État confisqué par une poignée de familles économiques, souvent perçues comme déconnectées de la réalité des masses noires appauvries.


Sur le plan sécuritaire, le pays reste en état d’alerte. Les gangs armés contrôlent encore de vastes zones du territoire, notamment à Port-au-Prince, l’Ouest et dans l’Artibonite, dictant leur loi au quotidien. Malgré la présence d'une mission multinationale de soutien à la sécurité, les résultats concrets se font attendre. La population, elle, continue de vivre dans la peur, entre enlèvements, violences aveugles, et absence totale de forces de l’ordre dans plusieurs régions. Comment un pouvoir aussi étroitement lié au secteur privé pourra-t-il affronter des groupes armés dont certains ont longtemps bénéficié d'une complaisance tacite de cette même élite économique ? Là encore, les doutes sont légitimes.


Et comment ne pas pointer du doigt l’échec cuisant du CPT à répondre aux urgences du pays ? Sa gouvernance s’est révélée chaotique, opportuniste, et profondément déconnectée des attentes populaires. Ce conseil, censé incarner un sursaut patriotique, n’a été qu’un terrain de marchandages, de nominations clientélistes, et de discours creux. Pendant qu’il se disputait les privilèges, le pays s’enfonçait dans le chaos. La nomination des deux figures économiques à la tête de l’exécutif ressemble alors moins à une solution réfléchie qu’à un aveu d’échec total des élites politiques traditionnelles.


Et que dire de la jeunesse, des classes moyennes, de la diaspora, de cette majorité silencieuse ? Vont-elles se reconnaître dans ce nouveau leadership ? Ou se détourner un peu plus d’un système politique dont elles ne se sentent plus les parties prenantes ?


Ce qui se joue aujourd’hui n’est pas qu’un simple transfert de responsabilité. C’est un test : celui de la capacité du secteur privé à gouverner autrement que pour ses intérêts immédiats. Celui aussi d’un pays capable de dépasser ses fantômes, de construire une inclusion réelle, et de donner un sens à la démocratie dans un contexte de reconstruction totale.


Le risque est immense. Mais le statu quo l’était tout autant. Alors oui, donnons une chance à l’expérience. Mais restons lucides. Et vigilants.


Le pouvoir ne peut pas être seulement une affaire d’élites. Il doit être l’expression d’un peuple.




Editorial | Le Flux Media

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