top of page

Le pouvoir économique redéfinit l’État haïtien : menace ou chance pour le futur ?

ree

Haïti traverse une période inédite et complexe où les frontières entre pouvoir politique et intérêts économiques s’estompent dangereusement. Pour la première fois, des figures connues du secteur privé occupent des postes-clés au sein de l’État. Cette évolution soulève une interrogation profonde sur la nature même du pouvoir dans le pays et sur l’avenir de ses institutions.


L’histoire d’Haïti est marquée par une méfiance persistante entre les élites économiques et politiques, souvent coupées des réalités populaires. Depuis l’indépendance en 1804, le pays a connu une succession de gouvernements civils et militaires, souvent marqués par des luttes de pouvoir où la bourgeoisie commerçante, notamment à Port-au-Prince, a rarement joué un rôle politique direct et durable. Jusqu’ici, ce sont surtout les clans politiques, parfois soutenus par des réseaux extérieurs, qui ont dominé le paysage étatique.


Or, le contexte actuel révèle une évolution notable, compte tenu de la configuration de l'Exécutif composé du Conseil Présidentiel de Transition (CPT) ayant à sa tête Laurent Saint-Cyr et du gouvernement dont Alix DidierFils-Aimé est le chef. Des hommes d’affaires influents ont pris place au cœur de l’appareil politique, accompagnés d’un secteur privé puissant, souvent perçu comme déconnecté des réalités populaires. Parallèlement, la Police Nationale d’Haïti (PNH), créée en 1995 pour remplacer les forces militaires dissoutes sous pression internationale, s’est transformée en un instrument accusé de protéger prioritairement les intérêts des classes aisées. Dans la capitale, la sécurité des zones commerçantes huppées, notamment dans les hauteurs de Pétion-Ville ou autour du centre-ville de Port-au-Prince voire à Delmas, est assurée par des unités policières, tandis que les quartiers populaires subissent un abandon sécuritaire quasi total.


Plus alarmant encore, le recours à des groupes armés, jadis considérés comme de simples « bandits » ou milices locales, pour protéger des intérêts privés s’est transformé en une alliance périlleuse. Plusieurs rapports et enquêtes indépendantes, notamment de l’ONU et d’organisations locales militant en faveur des droits humains, documentent comment certains entrepreneurs, désireux de sécuriser leurs activités, ont financé ces groupes, qui ont évolué en gangs armés, voire en groupes terroristes menaçant la population. Cette dynamique rappelle tristement les années 1990 et début 2000, lorsque milices privées et groupes armés proches de certains clans politiques dominaient des quartiers entiers de la capitale.


Un parallèle historique s’impose avec les politiques de privatisation menées en Haïti entre 1997 et 2010, période durant laquelle plusieurs entreprises publiques stratégiques dont la Cimenterie d’Haïti, la Minoterie Nationale et Téléco ont été cédées au secteur privé. Ces transferts ont affaibli l’État haïtien, réduisant ses capacités économiques et son rôle de garant du service public. Et cela ne tient même pas compte des enjeux encore plus complexes du secteur portuaire. Si ces mesures répondaient à des contraintes financières, elles ont aussi renforcé le contrôle des élites économiques sur des secteurs clés, au détriment des populations les plus vulnérables.


Aujourd’hui, la question est de savoir si cette trajectoire sera amplifiée, avec une privatisation plus complète de l’État, transformé en une entreprise au service d’intérêts économiques restreints. Plus inquiétant encore, la PNH pourrait devenir une « compagnie de sécurité privée », garantissant par la force le contrôle du territoire au profit d’une élite économique.


Cette situation pose un dilemme fondamental : Haïti peut-elle préserver son État de droit, garantir sécurité et justice à tous ses citoyens, ou est-elle en train de basculer vers un modèle où l’autorité publique est confisquée par des groupes armés et une oligarchie économique ? L’enjeu dépasse la gouvernance : il s’agit de la survie même du projet démocratique haïtien.


La population haïtienne, qui endure depuis des années crises économiques, insécurité et instabilité politique, reste la première victime de cette capture progressive du pouvoir. Sans un renforcement des institutions et un engagement clair en faveur d’un État républicain indépendant, le pays risque de s’enliser dans un cycle où violence et prédation économique s’alimentent mutuellement.


Néanmoins, l’histoire d’Haïti n’est pas figée. Une redéfinition du pacte social est possible si les acteurs politiques, économiques et la société civile s’engagent résolument à renforcer les institutions démocratiques, promouvoir la transparence et la responsabilité, et garantir l’accès à la sécurité pour tous, sans discrimination. Le renforcement d’une police professionnelle, formée et contrôlée démocratiquement, la mise en place de mécanismes efficaces de lutte contre la corruption, et un véritable dialogue national pourraient inverser la tendance. Par ailleurs, la mobilisation internationale, attentive à respecter la souveraineté haïtienne, doit soutenir ces efforts sans imposer des solutions déconnectées des réalités locales, à l’image des interventions de l’ONU, de l’OEA ou de la CARICOM, qui jusqu’ici ont malheureusement échoué à apporter des résultats durables.


Le défi est immense, mais vital : redonner à l’État haïtien sa mission première, au service du bien commun et non d’intérêts privés. L’histoire et le présent du pays le commandent.



Éditorial | Le Flux Media

Comments


bottom of page